L’artiste à l’assaut des appels d’offre
Romain Louvel, 28 septembre 2015
« L’artiste, le poète, doit accepter que leur temps ne leur appartienne plus, soit dévolu à leur métier d’employé-artiste, d’employé-poète ; que l’agenda de l’entreprise culture devienne leur agenda. Il leur faut répondre aux appels d’offres et, le cas échéant, être en mesure d’anticiper les attentes de l’entreprise. Ainsi, petit à petit, l’éventail de son savoir-faire et la fécondité de sa bibliothèque mentale ne sont plus au service du monde, mais de l’entreprise1. »
Depuis toujours l’artiste qui souhaite vivre de son art, c’est-à-dire gagner sa vie et vendre son travail, est soumis à un impératif de reconnaissance institutionnelle. Aujourd’hui, cet impératif est d’autant plus essentiel que l’art ne répond plus à un besoin direct de nécessité courante dans la vie de la cité. L’artiste ne vend plus ses compétences techniques aussi fréquemment et quotidiennement, comme c’est le cas pour l’activité d’un plombier, d’un boulanger, d’un thérapeute ou d’un mécanicien. La pratique artistique artisanale de subsistance est devenue marginale et peu rentable. Les compétences techniques de l’art ont été absorbées, transformées et normalisées par l’industrie du spectacle, du textile, du graphisme, du design, de l’image, etc. À de rares exceptions, l’ensemble des demandes de la population et des consommateurs a été capté par cette même industrie, et ne participe quasiment pas aux microproductions locales de portraits, de films, de photographies, d’affiches, de peintures ornementales, de pièces de théâtre, etc. De plus, malgré l’investissement de l’artiste et les compétences techniques qu’il déploie, l’activité artistique à échelle artisanale et locale est souvent bénévole. Elle ne conduit plus à la reconnaissance institutionnelle, dans la mesure où ce qui compte désormais c’est la diffusion rapide et massive des œuvres et des produits culturels. Pour avoir une chance d’obtenir un poste d’enseignant en école d’art, de participer à une résidence d’artiste et d’exposer lors d’une manifestation, on demande souvent à l’artiste d’avoir une production reconnue sur la scène nationale ou internationale.
Cette situation de l’artiste pose la question de la nature et de la fonction de son activité. Si la composante utile et rentable de l’art lui échappe, et profite par ailleurs à l’industrie, que reste-t-il à l’artiste à montrer pour obtenir reconnaissance et vivre de son métier ? Il semblerait que l’artiste continue d’exister socialement, même à l’état de misère, dénué de tout moyen, ce qui ne pourrait pas être le cas pour un boulanger ou un plombier. C’est la pratique qui fait le métier, or, lorsqu’on ne peut plus pratiquer, on n’est donc plus rien. On n’était boulanger ou plombier, mais on n’est plus. Exception pour les artistes ? D’ailleurs, l’activité de l’artiste est-elle comparable à celle d’un boulanger ou d’un plombier ? L’émergence de l’art dans les sociétés humaines s’enracine-t-elle dans un rapport pratique à l’organisation sociale et à sa survie ? Aujourd’hui nous pouvons en douter, car c’est la posture symbolique de l’artiste qui s’impose socialement, et non ses compétences pratiques, lesquelles ont été absorbées par l’industrie. Un mécanicien, un opérateur graphique, un caméraman, apporte un service bien plus utile et créer une véritable dépendance pour le conducteur, l’imprimerie ou l’industrie du cinéma. Si l’activité de l’art émerge aussi dans un rapport pragmatique à la société et participe au vivre-ensemble en répondant à une nécessité collective, elle apporte peu de solutions techniques pour aider, réparer, soulager, soigner, chauffer, nourrir… Elle se positionne dans un rapport symbolique en créant un objet esthétique, d’abord sans objet, mais qui sera soumis à l’approbation sociale et institutionnelle puis informée, institué et progressivement recouvert d’une valeur marchande et culturelle. L’intérêt pour le capital d’une telle fonction sociale conduit à nous faire oublier le rapport originel qui existe entre l’artiste et le boulanger, voire à contester l’idée que l’œuvre puisse être créée à toute fin pratique. Ceci a pour conséquence de recouvrir la nature de l’artiste, de son activité et de ses compétences, d’une aura particulière qui génère une distance avec son environnement social proche, sa ville, son quartier, et qui contribue à effacer tout rapport pragmatique avec cet environnement. Pourtant, l’art, et les artistes, contribuent toujours de manière pratique à la vie de la cité, que nous en ayons conscience ou non.
L’« utilité sociale » de l’artiste qui lui confère le plus de rentabilité se voit aujourd’hui réduite à deux grands domaines distincts, mais non indépendants : la finance et l’industrie culturelle. Elle s’exprime dans la vente d’œuvres ou de projets artistiques à des collectionneurs privés, des musées et des institutions. Elle s’ancre aussi de manière partielle dans l’enseignement et la formation. Bien sûr, de nombreux artistes travaillent en marges, mais sans aucune viabilité économique. Disons plutôt qu’ils évoluent au sein d’une économie alternative fragilisée, laquelle se rattache inévitablement à l’industrie culturelle, comme le montre l’exemple des collectifs d’artistes indépendants qui financent leurs activités en créant des manifestations artistiques ou des festivals subventionnés.
Pour un artiste, l’impératif de reconnaissance peut être atteint grâce au succès que lui garantit la vente régulière à différents publics et institutions dans le monde entier. Il s’agit là de la manière traditionnelle, mais extrêmement difficile, notamment en France. Le niveau de vie de l’artiste ira alors de pair avec le niveau de marché qu’il obtient, lequel étant indexé à la valeur de sa cote. Il peut d’abord toucher une clientèle locale et vendre ses œuvres à des prix abordables. Puis, selon sa stratégie commerciale, faire grimper sa réputation et toucher une clientèle plus prestigieuse, internationale, et atteindre des niveaux importants de vente, contribuant directement au capital.
Une autre façon d’accéder à la reconnaissance consiste à soumettre sa candidature à l’institution culturelle (ou l’entreprise-culture selon l’expression chère à Laurent Cauwet) et tout le réseau associatif afférent, voie particulièrement développée en France. En effet, ce secteur promeut des artistes et des contenus artistiques qu’il reverse directement à l’industrie culturelle sous la forme d’ouvrages, d’expositions, de films, d’émissions de radio, de festivals, etc. Quand il est réussi, ce parcours labellise le travail de l’artiste et participe donc à la cote de ses œuvres, lui évitant ainsi de longues années arides de vente d’œuvres. Les écoles d’art préparent ainsi leurs étudiants, entre autres, à cette promotion.
Depuis plusieurs années, le marché des appels d’offres à destination des artistes prend une ampleur considérable, en partie grâce à internet. Ces appels d’offres se déclinent en résidences d’artistes, appels à projets, prix, bourses et commandes publiques. Ils deviennent un passage quasi inévitable pour l’artiste qui souhaite voir son travail financé, critiqué et exposé. Ils participent désormais pour une part importante à la reconnaissance de l’artiste. Les protocoles des marchés publics et du 1% artistique sont encadrés de façon stricte par une réglementation qui définit les niveaux de rétributions (les artistes présélectionnés peuvent bénéficier d’une compensation financière même s’ils n’obtiennent pas le marché), les modalités d’évaluations, les délais, etc. Le reste des appels d’offres est réglementé directement par le commanditaire qui dicte toutes les conditions de réalisation du projet artistique, quelle que soit l’origine de ses financements. En général, il faut fournir une note d’intention plus ou moins précise, un dossier artistique imprimé ou dématérialisé, un choix de visuels sur PDF ou CD-ROM ou clé USB, parfois une ou plusieurs lettres de recommandation, une fiche de renseignement, un CV… En retour, l’artiste peut recevoir une réponse (souvent par email), mais ce n’est pas systématique. En effet, les modalités varient et l’ensemble de la procédure est flou. L’artiste ne sait pas toujours qui lit son dossier ni de qui se compose le jury. S’il est sélectionné, les organisateurs prennent contact avec lui et continuent de s’assurer que l’artiste peut assumer son projet et absorber les contraintes préconisées dans l’appel d’offres. Si sa proposition est rejetée, l’aventure s’arrête là, parfois sans aucune réponse, et sans aucune compensation financière quand bien même son dossier aurait pu être présélectionné pour une présentation aux élus, par exemple, ou aux administrateurs. Quand il y en a une, la réponse est souvent laconique, peu argumentée au regard du projet proposé, et souvent justifiée par « un trop grand nombre de dossiers reçus malgré la qualité de la proposition »… Elle est donc le contraire d’une reconnaissance.
Ce rapport à la société reconditionne l’activité de l’artiste. Il est encouragé à travailler, certes, librement et sans aucune restriction. Son activité est encadrée par un dispositif de production et de soutien institutionnel et associatif. Cependant, créer une œuvre d’art qui obtienne reconnaissance ne consiste donc plus seulement à en réaliser le concept et la forme plastique, mais aussi à faire des propositions en correspondance avec ce cadre dans un marché où la demande surpasse largement l’offre. L’artiste a besoin de temps et de persévérance, sans oublier pour autant son activité première, sa pratique artistique.
En conséquence, l’essentiel de l’activité des artistes, s’ils veulent obtenir une reconnaissance, consiste à répondre à des appels d’offres et à écrire des projets. D’une certaine manière, cette activité prend des allures de moyens plastiques et conceptuels, dans la mesure où elle devient un composant essentiel de la création. De nombreux peintres ont exploré la peinture dans sa dimension purement formelle et sa nécessité même, en décomposant le geste, la technique, sa relation au support. Nous trouvons cela chez Kasimir Malevich, Alexandre Rodtchenko, Ad Reinhardt, Franck Stella, etc. Les artistes conceptuels ont poursuivi ce travail d’analyse de l’art notamment en s’intéressant au langage et aux idées, telles que les œuvres simplement présentées sous la forme d’énoncés par Laurence Wiener. Tout comme la peinture forme un matériau neutre préalable à toute intention esthétique médiatisée par les peintres, répondre à un appel d’offres forme l’essence d’un matériau également neutre, manipulé par les artistes comme préalable à leur stratégie de reconnaissance. Il s’agit là d’un matériau contemporain de première classe qui mérite d’être exploré sous l’angle d’une économie de moyen et ses possibilités de mise en œuvre plastique.
- Laurent Cauwet, La domestication de l’art, Paris, La Fabriques, 2017, p.44 ↩︎