Commentaires sur la provocation expérimentale et l’activité sociale de
l’art
Romain Louvel, 2010
L’intérêt de cette étude s’enracine dans la question de l’« activité sociale » de l’art et les perspectives actuelles qui en découlent. Quelle connaissance significative pouvons-nous obtenir de la « provocation expérimentale » ? Je voudrais dans ce texte exposer les points importants de ma thèse en indiquant les raisons qui m’ont conduit à m’intéresser à ce thème. Aujourd’hui, il est juste de dire que le geste de la provocation dans l’art est une banalité de premier ordre. Il faut s’en dégager pour atteindre la signification, annoncée par l’attribut « expérimentale » que recouvre la formulation problématique de ce thème, et considérer cet attribut d’une façon inhabituelle. Prenons ce problème à contre-pied en exposant d’abord de façon succincte les ressources de la formulation « provocation expérimentale », pour mettre à jour l’idée ambivalente qu’elle contient. Nous verrons quels rapports cette idée entretient avec l’art d’un point de vue historique et pratique. Ainsi, ce qui apparaît à la sociologie comme une technique nouvelle dans les années cinquante est semblable au bouleversement qui accompagne parfois le geste artistique. Pour approfondir cette hypothèse, il faudra évoquer la question de l’ « activité sociale » de l’art et saisir ainsi les principes qui ont accompagné ma réflexion. Ensuite je présenterai les relations qui s’établissent avec l’art, d’abord part en tant qu’expérience vécue, puis en tant que trame historique. Après avoir dégagé quelques notions incontournables qui s’appliquent au phénomène de la provocation expérimentale, j’établirai enfin les objectifs concrets d’une perspective artistique possible.
La nature révolutionnaire de l’art
Par « activité sociale », j’entends la résonance de l’art dans la société « en train de se faire ». Je ne parle pas directement des manifestations artistiques actuelles ni de la place que l’art tient ni de son organisation dans la société, mais du potentiel inaugural de l’art lorsqu’il participe à la production collective de la réalité sociale immédiate. L’apparition saugrenue et mal identifiée d’un objet dans le flux quotidien des routines est l’exemple type des conditions même de l’ « activité sociale » de l’art. Sa participation la plus souhaitable ne consiste pas en une proposition qui s’ajouterait à d’autres, mais plutôt serait une tendance à perturber les repères objectifs qui assurent la condition de notre cohabitation dans un même monde. Le premier moment de l’art n’est-il pas celui du doute? En abordant l’art sous l’angle conjoncturel, je lui confère une nature spécifique dont je recherche les indices dans l’histoire, et surtout dans l’analyse de sa pratique. Selon moi, « la provocation expérimentale » est une notion qui décrit au plus près cette nature sceptique et révolutionnaire de l’art, tout en apportant quelques explications au fait de son « activité sociale ». L’ambivalence évoquée dans l’introduction que cette formulation recouvre provient moins de la description de son mécanisme que de son origine théorique. Ce problème peut cependant s’expliquer si l’on convoque justement cette origine.
J’ai découvert la notion de «provocation expérimentale» à la lecture du sociologue Harold Garfinkel. En anglais, le mot qu’il emploie est « breaching », qui signifie « ouvrir une brèche ». Il s’agit pour le sociologue d’une technique qui consiste à provoquer des situations de crise dans les interactions quotidiennes, pour en révéler l’arrière-plan structurel, c’est-à-dire les « allants de soi » communément admis que chacun reconnaît et manipule sans en faire explicitement référence. L’ethnométhodologie confère une place importante à ces « allants de soi » dans le sens commun qui recouvre la vie familière de tous les jours, les activités routinières, les procédures interprétatives du monde et les situations de communication. Invisibles à l’observateur, les « allants de soi » se révèlent lorsqu’une situation nouvelle se présente, d’autant plus inquiétante lorsqu’elle éclate au cœur des interactions familières, par exemple entre les membres d’une même famille. Ainsi, le terme « breaching » a donné en français « provocation expérimentale », car il s’agit bien d’un protocole d’expérimentation empirique par la provocation d’un accident dans les routines de la vie quotidienne, opération effectuée par un observateur qui participe néanmoins activement à l’interaction1. Cette technique permet à Harold Garfinkel de comprendre les règles tacites qui régissent les relations sociales dans lesquelles se réalisent les accomplissements pratiques des uns et des autres, autrement appelées «ethnométhodes». La découverte de l’ethnométhodologie éclaire ma pratique de l’art et ma compréhension de la société, sans pour autant faire de l’art une pratique nouvelle de la sociologie ni faire de la sociologie de l’art.
Bien que l’ethnométhodologie, ses concepts théoriques et ses origines philosophiques soient omniprésents dans la lecture de l’ordre social et de la réalité que j’expose, les accointances sur le plan pratique et scientifique s’arrêtent là, car mes intentions de plasticien sont très différentes. En effet, je n’étudie pas la sociologie et mon but n’est pas de décrire les processus à l’œuvre qui construisent et régulent l’organisme social. Je cherche à donner un intérêt plastique à la présence sociale de l’art dans la société. Cette présence est favorable à l’évolution des sociétés et à l’épanouissement des individus. Je tente de le démontrer empiriquement par une pratique diffuse, infiltrée et perturbatrice de l’art dans cet organisme social. Pour ce faire, l’ethnométhodologie apporte à ma recherche un concept adapté qui accompagne avantageusement l’analyse de ma pratique de l’art, la « provocation expérimentale », dont je conserve le sens anglais, « ouvrir une brèche ».
La thèse que je défends alors est celle-ci : la provocation expérimentale dans l’art n’est pas « expérimentale » au sens d’une expérience scientifique, mais elle relève d’une nature de l’art qui se manifeste dans son « activité sociale », c’est-à-dire son apparition révélatrice et perturbatrice dans la société. Ainsi, je suggère que l’outil découvert par la sociologie, en particulier par l’ethnométhodologie de Harold Garfinkel, existait déjà dans l’art, non pas comme une expérience explicite, mais comme un phénomène endogène de l’art. Cette présomption incite à porter un regard sur l’histoire de l’art récente2 pour en découvrir les indices. Elle offre aussi à l’art un terrain fertile pour les projets artistiques que je propose de mettre en œuvre et d’analyser. Tout commence véritablement lorsque je considère les risques qu’encoure la sociologie, quand elle sape les fondements structurels de la société qu’elle veut observer et comprendre. Je réalise alors que non seulement les bouleversements parfois irrémédiables de la provocation expérimentale sont un avantage pour l’« activité sociale » de l’art, mais aussi, qu’ils peuvent éclairer la nature profondément révolutionnaire de l’art. Mon problème à présent est dénoncer les principes qui fondent ces présupposés.
Un potentiel trépidant
Une première intuition conduit à considérer la contemplation et la production de l’œuvre d’art comme des éléments importants du problème que je tente de résoudre. Il existe entre ces deux éléments une réciprocité qui relie la question de la provocation expérimentale, d’une part, avec celle de l’esthétique de la contemplation et, d’autre part, avec la situation existentielle et sociale de l’artiste. Je fais alors référence, dans les premières pages de mon étude, aux questions esthétiques qui animaient Platon et, un peu plus tard, Aristote. On pourra critiquer ce point de départ un peu «classique», mais la critique aurait aussi été valable si la contemplation de l’œuvre et ses représentations n’avait pas accompagné mon travail de recherche. Au fond, ma problématique s’inscrit bel et bien dans le champ des arts plastiques, dans lequel figure aussi la question du statut de l’image et de son créateur. L’écho qu’en offre l’Antiquité ne pouvait échapper à mon attention, sans toutefois ommettre d’user de la prudence du profane.
Je remarque que le débat contradictoire qui oppose Platon et Aristote, tous deux préfigurant des aspects conséquents de la pensée occidentale, pourrait prétendre à justifier le caractère naturel bouleversant de la représentation esthétique de la nature. La peinture est pathogène et corruptrice pour Platon, tandis que l’art de la représentation sublime la nature pour Aristote. L’imitation éloigne le spectateur des Idées vraies pour l’un, alors que cet éloignement contribue à saisir le fond des choses pour l’autre. Je souligne également l’étrangeté qui règnera par la suite autour du créateur, tantôt perçu comme un génie dans la pensée allemande dès le XVIIIe siècle, tantôt comme une personnalité hors du commun, un fou, un clairvoyant. Ce qui donne à l’art ce caractère bouleversant n’apparaît pas explicitement dans les arguments de la philosophie ancienne, mais plutôt dans l’idée que l’exercice naturel de la représentation/reproduction du monde par un de nos semblables interpelle le philosophe d’une façon quasi exclusive. Il en fait parfois une question essentielle. Dès lors, nous assistons à une des conséquences de l’idée de provocation expérimentale émergente dans l’esthétique de la contemplation, celle d’imprimer un discours vibrant à la philosophie. Ces réflexions m’ont très vite fait prendre conscience du rapport étroit que l’art entretient avec l’existence humaine, en particulier celle du créateur vis-à-vis de la société toute entière. Ce rapport est fortement ancré dans les us et coutumes, mais aussi dans le déroulement existentiel qui accompagne la vie de tout individu.
Pour faire suite à ce propos, je pense que le phénomène de la provocation expérimentale s’associe au projet social de l’art, projet implicite ou volontaire qui reflète son « activité sociale ». En disant cela, je suppose que l’exercice artistique de la provocation expérimentale est induit par les effets constatés de ma propre présence sociale. En effet, le rapport primordial au monde qu’ont les Être humains est satisfait grâce aux actions qu’ils entreprennent sur ce monde, actions qui préfigurent la perception et l’interprétation des phénomènes visés par la conscience. L’environnement d’un individu corporel doté de conscience toujours réflexive est à l’image de la surface d’ une eau pure et transparente qu’il ne peut voir la première fois qu’à la condition d’y provoquer des remous. Par conséquent, ma propre expérience existentielle me permet d’introduire l’idée que l’art est le produit d’une activité humaine de «socialisation». J’entends par «socialisation» l’effort de communication, de connexion avec autrui et de construction intersubjective de la réalité sociale, puis de son maintien. Il y a cependant une nuance à apporter dans cette nature de l’art, nuance qui le distingue de l’activité sportive ou de l’activité culinaire par exemple, mais qui le rapproche de l’activité langagière. L’activité humaine de socialisation qui produit l’art relève d’un comportement de transformation, de rafraîchissement et de vitalisation de l’existence collective. Elle découle de la nécessité individuelle d’agir sur le monde.
Comme une force, un geste revendicatif, une déclamation de l’Être qui est en vie, les incidences de l’individu sur le monde le ramènent à sa condition première d’ « Être en mouvement ». Le mouvement des individus raisonne sur le plan social par ondulation. Il devient forme à partir du moment où il se répercute d’un individu à l’autre, devenant ainsi un modèle qui va impulser un mouvement collectif, une direction, un dépassement. Le mouvement individuel s’amplifie dans l’espace social pour le faire évoluer, le transformer ou le faire disparaître. Cette nature contagieuse du mouvement individuel est celle de la provocation expérimentale dans ses aspects contingent et conséquent. Elle lui confère une certaine caractéristique proche de l’esthétique de l’action, incarnée par le philosophe Diogène entre autres, mais aussi, par la réalité exponentielle de l’ondulation, elle suggère métaphoriquement l’idée d’entropie. Voyons une illustration possible pour formuler les grandes lignes de ce projet social de l’art.
En observant mon « être au monde », promoteur d’une action artistique, au regard de conditions existentielles ondulatoires, je vois les implications de mes initiatives. Je comprends depuis longtemps le problème social qui entoure l’art, positionnant l’artiste entre deux extrêmes, la misère ou l’exubérance du spectacle. La provocation expérimentale dans l’art résulte en quelque sorte de cette situation existentielle critique. Elle déstabilise au point de conduire la société vers un chaos social, et ainsi contraindre le groupe humain à s’adapter pour éviter ce chaos. Cette portée sociale de la provocation expérimentale qui appartient à l’art fait naître des enjeux moraux qui s’expriment institutionnellement à travers la censure. Hors de ma portée d’individu, je m’intéresse au fait que l’art agit dans les interactions sociales d’une façon controversée. Cet intérêt s’enracine à mes yeux dans le potentiel contestataire de l’art, non pas celui qui suscite les intransigeances et les esprits réactionnaires, mais celui qui parvient efficacement à révéler l’arrière-plan moral de nos activités quotidiennes. Apparemment contre-productif, l’art peut être profondément cynique. Je rejoints ici l’une des préoccupations majeures de la provocation expérimentale définie dans les termes de l’ethnométhodologie, augmentée cependant d’une liberté d’action subjective et profane. À l’issu de ce raisonnement que je présente dans le premier chapitre de cette étude, je peux désormais fixer mon attention sur l’activité de l’art et celles des artistes pour approfondir les conditions de réalisation de la provocation expérimentale.
L’activité sociale de l’art
À ce stade, je considère le phénomène de la provocation expérimentale comme un constituant de la nature de l’art. De le dire ne suffit pas, il faut trouver des indices. Cette logique me conduit à un exercice dialectique d’observation et d’analyse d’objets et d’événements qui font trace dans l’histoire de l’art. Je me suis appuyé sur mes connaissances personnelles et certains documents pour saisir les fragments de cette histoire. Pour autant, je n’ai pas voulu faire de cette étude un traité d’histoire de l’art, c’est pourquoi je revendique un point de vue très ciblé, parfois partisan, et dans l’ensemble souvent thématisé. C’est sur la période très récente que je m’écarte des sources traditionnelles de l’art contemporain3 pour me pencher spécifiquement sur quelques expériences marginales de l’art qui s’écartent des sentiers battus de « l’art pour l’art » et de son marché. Le but de cette manœuvre est d’orienter les regards sur un futur de l’art qui mettrait en perspective pratique et contextuelle l’intérêt de la provocation expérimentale.
De toute évidence, cette démarche partiale d’observation et de réflexion sur l’art est un moyen d’argumenter mon propos, « de donner de l’eau à mon moulin ». C’est en cela que je soutiens ne pas faire de recherche proprement scientifique sur l’histoire de l’art, mais plutôt d’utiliser cette histoire pour mettre en avant ma problématique et suggérer quelques illustrations. J’accepte volontiers de les considérer comme discutables, car mon problème dans cette partie de ma thèse est de ne pouvoir démontrer explicitement l’existence de la provocation expérimentale dans l’art.
À mon avis, ce phénomène échappe à un regard descriptif porté sur l’art. Il n’est pas du tout certain que l’on puisse trouver concrètement des indices, dans le mesure où la provocation expérimentale ne se comprend qu’au terme de notre propre expérience de l’art. La perception que chaque individu pourrait avoir de cette expérience, s’il concentrait son attention dessus, ne se situe pas sur la surface de l’œuvre ni sur son concept, mais plutôt sur des aspects de son « activité sociale » qu’il faut parfois deviner. Curieusement, les gestes artistiques qui s’apparentent à l’idée de provocation expérimentale se situent à l’arrière-plan de la pratique de l’art. Ils trament certains épisodes significatifs de son histoire connue qui ne livrent que peu de choses sur le vécu de nos aînés, hormis quelques spéculations intellectuelles inévitables. En effet, les archives regorgent de détails qui relatent de façon précise les événements de l’art, la vie des protagonistes, l’actualité de l’époque, etc., mais nous ne pouvons saisir l’impact des sentiments et des émotions du moment sur notre propre vie quotidienne, puisque nous n’y étions pas. Bref, tout cela n’est que passé réaffecté au présent et n’a rien à voir avec le contexte de production de l’époque. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle nous prenons plaisir à découvrir certains personnages, et autres aventures épiques. En revanche, notre impression aurait été très différente si nous avions du vivre leur histoire. Cette difficulté oblige à se satisfaire d’hypothèses, pour autant exemplifiées, afin de réfléchir sur le rapport qu’entretiennent l’art et l’espace social. Cette approche dialectique de l’histoire de l’art dépasse le seul problème de définition de la réalité artistique de la provocation expérimentale. Elle aboutit à sa justification atemporelle.
Pour développer cette idée, j’expose deux points de vue. Le premier argumente en faveur de l’idée selon laquelle, quelque soit l’agressivité de l’artiste dans sa capacité à provoquer l’espace social, la provocation expérimentale ne dépend pas de sa volonté. Elle se réalise à son insu. L’artiste est avant tout un Être social dont les activités répondent à une nécessité d’agir sur le monde, mêlée au goût prononcé pour la littérature, les arts plastiques, la création et ses techniques dans son ensemble. La pratique de l’art procure du plaisir à l’artiste, même si elle se réalise parfois dans l’expression d’une souffrance réelle. Le plaisir personnel est-il l’une de des motivations premières de l’artiste ? À mon avis, cette motivation échappe à toute idée revendiquée de bouleversement social et artistique. Les Arts Incohérents et le mouvement Dada en offrent un exemple. Tandis que les uns se déchargent de toute initiative artistique ou révolutionnaire malgré les infléchissements qu’ils opèrent dans la société, les autres manifestent ouvertement leur désir de changer le monde, mais ne parviennent pas à mesurer ni à contrôler l’impact social de leurs interventions qui glissent doucement vers une forme nouvelle de spectacle à « sensation ». Par ailleurs, les œuvres cultivent parfois l’obsession du choc avec le spectateur, obsession sur laquelle se focalise aujourd’hui tout un pan entier du marché de l’art contemporain. Pour distinguer les stratégies provocatrices et tapageuses de l’art du geste de la provocation expérimentale, j’analyse alors la question de la provocation dans l’art en développant l’idée de l’existence d’un cahier des charges qui encadre l’attitude provocatrice de l’artiste et qui pacifie, voire annule, l’ « activité sociale » des œuvres d’art. En effet, l’art contemporain produit depuis plusieurs années un « spectacle » de la provocation qui a ses règles, ses lieux, ses «victimes», ses acteurs institutionnels et l’assurance de sa valeur spéculative. Je me livre ainsi à la critique de ce cahier des charges pour montrer les exigences qui accompagnent ma thèse. La provocation expérimentale n’a rien à voir avec l’estéthique de la provocation et du scandale ostentatoire.
Le second point de vue est contradictoire au premier. Je prends comme acquis le fait que la provocation expérimentale est un geste maîtrisé par les artistes. Elle est volontaire et délibérée. Si je considère cela, c’est pour rendre compte que ce geste technique ne sert pas le même objectif par les uns et par les autres. Pour expliquer cette idée, je m’appuie sur la période de la fin du XIXe siècle à nos jours, en évoquant des artistes dont les œuvres ou les positions m’ont interpellé, à commencé par les Hydropathes, mais aussi ceux que je qualifie d’héritier de cette période d’expérimentation qui tourne autour des années 1880 à 1920. J’évoque alors une série d’artistes et d’œuvres qui se manifestent par une présence marquée sur le domaine vaste de l’intersubjectivité : espace social, historique, philosophique et politique. Certains groupes d’artistes sont d’ailleurs à l’origine de mon intérêt pour l’art4. Mais il n’y a pas de généralité à tirer de ces commentaires, si ce n’est de tenir compte de ceux qui attribuent aux effets de la provocation expérimentale le caractère révolutionnaire de certaines actions artistiques.
J’admets alors qu’une partie de cette histoire de l’art, à partir de laquelle nous pouvons penser le geste de la provocation expérimentale sciemment organisé, a renforcé la conscience de l’action politique et sociale qui accompagne la création artistique pour en formuler le projet. Cette conséquence conduit aujourd’hui à une séparation entre une production artistique formée par l’institution ou le marché et une production artistique issue de collectifs dont la pratique résonne en dehors du champ reconnu de l’art. Parfois indirectement subventionnés par l’État, plus souvent autonomes financièrement, ces collectifs assurent leur production et leur diffusion grâce à Internet et à la maîtrise des outils de la communication visuelle. Ils multiplient les compétences au sein de leur groupe de travail, notamment des compétences administratives, pour obtenir des financements européens, par exemple, et élargir ainsi leur champ d’investigation vers des préoccupations socio-éducatives et politiques. Ils forment un système de l’art à eux seuls, système qui cohabite avec la vie quotidienne, ses difficultés, ses réjouissances, son contexte urbain, etc. La pratique artistique de la provocation expérimentale analysée dans l’histoire de l’art et mise à l’épreuve un peu plus loin dans mon étude se réfère explicitement à cette tendance de l’art. Elle s’accorde avec le mouvement d’appropriation subjective de l’horizon social et politique de l’environnement, de l’éducation, du pouvoir et de la production symbolique du monde. Elle est un combat permanent mené contre l’élitisme qui régit nos société occidentales.
La synthèse de cette discussion départage les deux points de vue que je viens d’exposer. Elle conclue sur l’existence certaine du geste de la provocation expérimentale dans l’art, non pas comme une initiative artistique, laquelle répond à des objectifs d’actions choisis, mais comme un souffle de l’art. À l’issue d’une expérience que j’ai vécue lors d’un projet artistique avec la participation des enfants habitant un quartier populaire de la ville de Brest5, j’ai pu comprendre le moment social de création d’image comme l’illustration de cette synthèse. J’explique alors que la disposition naturelle de l’art pour l’exercice de la provocation expérimentale est le fait de son intrusion perturbatrice dans la familiarité du quotidien. Les thèses de Bruce Bégout sur la fonction rassurante du quotidien accompagnent mon propos. Je considère ensuite cette intervention de l’art comme un stimulus qui participe activement aux procédures que chacun met en œuvre pour construire et interpréter la réalité. Je confirme alors progressivement mon rapprochement philosophique au constructivisme, notamment en faisant référence aux texte de Paul Watzlawick et au travail de Peter Berger et Thomas Luckman sur la construction de la réalité sociale et ses déterminants. Enfin, je précise le contexte concurrentiel dans lequel se déploient ces procédures interprétatives, enjeux de partage et d’affrontement subjectif pour la constitution d’une réalité objective symbolique. L’apparition de l’art dans l’espace social éclaircit les dimensions de son « activité sociale ». Ainsi, nous saisissons les principes perturbateurs de la provocation expérimentale dans le champ plus global de l’intersubjectivité.
Mes orientations théoriques
Il est d’autres aspects non explorés de la provocation expérimentale de l’art, notamment ceux qui concernent le vécu psychologique, affectif et personnel de l’art. Mais je me suis finalement arrêté sur le point de vue de son « activité sociale » pour proposer à la fin de cette étude des perspectives d’actions convaincantes. Mes précédentes conclusions permettent de dire que l’« activité sociale » de l’art consiste à intervenir dans les mécanismes de la construction de la réalité et dans le flux ininterrompu de nos expériences qui se constituent à chaque instant dans notre conscience du vécu. En affirmant cela, je m’engage à expliquer sur quelles théories repose la conception particulière du phénomène de la provocation expérimentale dans l’art, que je défends. Ce moment de ma recherche clôture mes investigations théoriques pour introduire les éléments déterminants de mes propositions artistiques qui seront analysées dans la seconde partie de mon étude.
Mon attachement aux conceptions de la microsociologie6 et du constructivisme7 a pour origine le regard sceptique que je porte sur le monde. Il est alimenté par cette façon, dans ma pratique créative, de n’avancer qu’à tout petits pas, laborieusement, en ne réduisant mon jugement qu’au rapport étroit entre moi, l’outil et le moment immédiat. C’est une relation de l’infiniment petit, individualiste et immanente. En outre, la phénoménologie de Edmund Husserl fut pour moi une découverte fondamentale. Deux idées m’ont profondément marqué. D’une part, le monde se constitue au sein de ma propre conscience, toutes les perceptions que j’ai du monde sont le fruit d’une construction et d’un enrichissement simultanés grâce à la mémoire et grâce aussi à la communication avec autrui. D’autre part, il existe un consensus entre les individus qui s’appuie sur la certitude que nous sommes identiques et capables d’empathie. Ce consensus conduit à l’intersubjectivité, que je considère comme l’espace « présocial » dans lequel se réalisent et se confrontent les individus. Cet espace forme le terreau de la société humaine et un espace de culture pour l’art.
Nous bâtissons notre monde en permanence, avec une immense dextérité de la conscience, monde que nous pouvons partager tout en conservant notre intégrité subjective. C’est en ce sens que je distingue, par exemple, l’homme de la fourmis. Chacun de nous est l’acteur majeur de l’espace intersubjectif que nous partageons et sur lequel se meuvent les normes objectives. Bien que Husserl n’offre pas d’analyse appropriée sur les bifurcations intersubjectives du geste artistique — du fait que l’art soit perçu comme une activité spécifique et cloisonnée et non comme le fruit aboutit d’une action sociale totale présente dans tous les recoins de la réalité — il offre pourtant à la question de la provocation expérimentale dans l’art un alibi philosophique de premier ordre. La conscience de l’homme est à l’intérieur d’un château de carte (la réalité sociale) où elle fait cohabiter et cohabite avec autrui. Elle entoure en même temps l’ensemble de ce château dans la mesure où il se constitue en elle.
Rompre les routines de la vie quotidienne
Après avoir remarqué les phénomènes de bouleversement et de rupture qu’engendrait la provocation expérimentale, il m’a semblé judicieux de tenter une analyse de la question récurrente qui poursuit ma réflexion depuis l’heure où je l’ai décelée dans ma pratique de l’art : en quoi la rupture des routines est-il un facteur essentiel pour la pratique artistique de la provocation expérimentale, si conséquent pour le vécu individuel et sa réalisation intersubjective, et si accessible ? L’enjeu véritable de cette question s’enracine dans l’analyse de ma pratique de l’art, à travers laquelle j’ai observé les mécanismes à l’œuvre de la provocation expérimentale. Mais avant cela, je peux fournir les éléments théoriques qui fondent la pertinence de cette question. Les notions de rupture et de routine se détachent de mon raisonnement pour devenir un centre d’intérêt qui m’a passionné durant toute ma recherche.
L’expérience de la provocation expérimentale, qu’elle soit donnée dans l’ethnométhodologie ou dans la pratique artistique, prend forme dans l’espace social au moment même où sa surface frémit. Husserl offre de nombreuses pistes de réflexion pour penser ce frémissement impromptu de la réalité sociale, son caractère ininterrompue que masquent nos consensus. Ce phénomène de rupture, c’est ainsi que je le nomme, brouille la limpidité de nos rapports sociaux qui s’établissent toujours dans l’intersubjectivité. La rupture ne résulte pas d’un geste rationnel, mais plutôt d’un événement conséquent sur les liens réflexifs qui unissent les individus entre eux et qui facilitent leurs efforts de construction de la réalité sociale. Ces liens nous permettent, par exemple, d’identifier et de partager le sens d’un objet, les valeurs, les représentations sociales, le langage ; ils offrent la possibilité de concevoir notre environnement quotidien comme stable, immuable et fini. Or, la rupture bouleverse ces « anticipations » en montrant soudainement les rouages de nos constructions. Elle montre l’état de mouvement permanent du sens commun qui assure l’apparente stabilité du réel. Prenons l’exemple d’un équilibriste. Pour ne pas tomber du fil, l’équilibriste doit bouger sans cesse chacun de ses muscles. Pourtant, il donne l’impression au spectateur d’une parfaite et sereine immobilité. Imaginons que lorsque le fil se rompt, d’une façon inattendue, l’équilibriste ne tombe pas mais déploie ses ailes qui, jusque là, n’apparaissaient pas à la conscience du spectateur. Le « fil » perd instantanément son statut de « socle réflexif » sur lequel était fondé le sens de la situation visée, pour être remplacé par les « ailes ». Ce déplacement est en fait un soulagement qui comble le vide angoissant entraperçu l’espace d’un instant. Par conséquent, le moment de rupture laisse furtivement place au doute. Il déstabilise les certitudes. Il révéle la fragilité de nos consensus communs et la nécessité de son « socle réflexif ». Cette idée du doute, qui est au cœur de la provocation expérimentale, est précisément contenue dans l’idée de certitude. En effet, les certitudes que les individus soutiennent ont pour fonction de renforcer le caractère familier de leur expérience primordiale du monde, expérience profondément douteuse et angoissante. Cette mesure est d’ailleurs assurée en grande partie par nos compétences à produire et accomplir les routines familières de notre vie quotidienne.
Je me suis penché sur ce qui définit les routines dans l’espace social en effectuant un exposé détaillé sur leur origine et leur fonction. Mes principales sources sont celles de la phénoménologie sociale. Ainsi les routines constitue la façade des procédures mises à l’œuvre par l’individu pour garantir la structure sociale et ses « allants de soi ». Autrement dit, les routines sont le ciment de la réalité sociale. J’explique alors en quoi elles présentent un intérêt majeur pour la provocation expérimentale, et une cible privilégiée pour mes actions artistiques. Les routines sont à la fois des gestes répétitifs qui répondent à des intérêts pratiques individuels, mais également des procédures enfouies pour la gestion des interactions quotidiennes. Elles recouvrent la vie quotidienne d’une couche de familiarité, tout en proposant des solutions au moindre frémissement, à la moindre brèche. Certaines de ces routines sont spécifiques à l’individu, d’autres répondent à des actes consentis avec autrui pour assurer une cohésion entre les êtres humain. Les routines de maintien de la réalité en fond partie. Elles ont pour fonction de prévenir et réparer les ruptures momentanées de la réalité sociale, par exemple lorsqu’apparaît le geste artistique de la provocation expérimentale. Elles s’appuient sur l’autorité du « bon sens » qui s’impose le cas échéant. Mais le moment de la rupture des routines ne met pas celles- ci à l’abri d’un renversement. Le « jaillissement subjectif » rend parfois nécessaire ce dépassement, car s’il existe des routines dont la fonction est de tempérer les subjectivités et de conserver les valeurs morales et les représentations sociales actuelles, le changement de cap est aussi parfois nécessaire pour ne pas sombrer dans le chaos. L’activation de ces procédures de maintien de la réalité sociale et de mise en concurrence des subjectivités, lesquelles suivent la rupture des routines, pourrait constituer l’un des enjeux pratique de la provocation expérimentale ; c’est en effet le sens premier que je donne à l’ « activité sociale » de l’art. Son analyse s’appuie principalement sur l’acte programmé de rupture des routines.
En introduisant les notions de rupture et de routine dans mon travail de recherche sur la provocation expérimentale dans l’art, j’ai conscience que je construis une explication rationnelle faisant suite à l’interprétation de mes propres expériences artistiques. Loin de moi l’idée d’atteindre une quelconque vérité sur la question. Je souhaite élaborer un raisonnement pouvant conduire à une recherche appliquée dans les arts platiques sur l’expérience concrète et efficiente de son « activité sociale ». Dans la deuxième partie de cette étude, j’expose alors les tenants et aboutissants des « pratiques sociales artistiques », démarche qui vise les objectifs de cette recherche appliquée. Au terme de six projets réalisés durant ces dix dernières années en collaboration avec l’association du Groupe de Pédagogie et d’Animation Sociale (GPAS) dans le cadre des activités du Centre d’Expérimentation Sociale Artistique (CESA), je montre les accointances pratiques qui fonctionnent entre mes préoccupations d’artiste et celles des pédagogues de rue. Puis, j’analyse ces projets afin d’en extraire les indicateurs de la provocation expérimentale. Ces indicateurs sont utiles pour le propos théorique de cette étude, car ils décrivent certains de leurs effets dans l’espace social. Ils le sont également pour montrer la reconduction de la démarche sur d’autres projets de recherche qui traitent de l’exploitation de l’art au service de préoccupations plus largement tournées vers l’éducation populaire8.
- Il s’agit d’une méthode appelée « observation participante ». ↩︎
- Dans ma recherche, les premiers exemples remontent au XIXe siècle. ↩︎
- J’entends par-là les galeries, les revues et magazines, les centres d’art contemporain, les manifestations mondaines de l’art, etc. ↩︎
- Par exemple, l’art sociologique, dont la lecture de leurs manifestes m’a ouvert à la réflexion d’associer l’art et l’action sociale autrement qu’en aménageant une action culturelle à l’éducation populaire. ↩︎
- Il s’agit de Maisons d’enfants, que j’ai réalisé en 2005. ↩︎
- L’ethnométhodologie, l’observation participante, l’interactionnisme symbolique. ↩︎
- L’école de Palo Alto et les études sur les thérapies systémiques. ↩︎
- L’éducation populaire est un terme utilisé à la sortie de la seconde guerre mondiale pour définir le champ d’action socioculturelle consistant, non pas à l’organisation des loisirs et de la culture en faveur des masses populaires, comme c’est le cas aujourd’hui dans de nombreuses associations et institutions, mais à proposer une alternative à l’éducation nationale en vue de lutter contre la reproduction des classes et « provoquer » la population à s’affranchir et à s’épanouir en portant un regard critique sur ses conditions d’existence, sur le monde et les mécanismes de domination. Il ne s’agit pas alors d’inculquer un contenu idéologique à la population mais de surexposer les subjectivités qui la composent avec la mise en œuvre de point de conjoncture dans l’espace social familier et routinier. ↩︎