Sur ce qui n’a pas de sens et la nécessité de le produire
Romain Louvel, 2025
Ce qui n’a pas de sens n’est pas une impossibilité, une absurdité, une ineptie, une stupidité. Ce qui n’a pas de sens est ce qui n’a pas ENCORE de sens. Avant cela il n’y a rien. Car, dès lors que ce qui n’a pas de sens apparaît comme perceptible à notre conscience, alors il est identifiable, et c’est ce à quoi l’intelligence et le groupe social s’affairent. La chose s’accomplit dans la discussion, le débat, mais avant cela elle active notre conscience propre, notre subjectivité, et tout ce qui nous détermine. Cette rencontre est source d’inquiétude. Elle stimule ainsi notre réflexion. Elle peut être clivante. Elle peut représenter une menace.
Pourquoi ce qui n’a pas de sens nous déplaît, voire nous effraie ? Pourquoi c’est important de produire des objets, des formes ou des idées qui n’ont pas de sens ?
En expliquant pourquoi ce qui n’a pas de sens nous dérange, nous comprendrons pourquoi il est important de produire des objets, des formes ou des idées qui n’ont pas de sens.
Car ce qui n’a pas de sens est imprévisible, il peut s’avérer être dangereux ou inoffensif. Il peut mettre en péril le sens commun, notre cohésion sociale, et par là même mettre en danger notre survie. En résumé, ce qui n’a pas de sens doit rapidement en avoir un ou ne jamais avoir existé.
Il existe des procédures individuelles et sociales d’identification pour gérer ce qui n’a pas de sens. On a peur de ce qui est nouveau, de ce que nous ne comprenons pas. La peur est un réflexe de survie. Notre intelligence individuelle et collective possède les routines nécessaires pour canaliser, normaliser, maîtriser, neutraliser les phénomènes nouveaux.
Paradoxalement, l’Homme a toujours été confronté à cette absence de sens, ce silence déraisonnable de la nature dirait Camus. Devant l’inconnu, c’est ainsi que l’Homme s’est élevé. Comprendre son environnement, son corps, les phénomènes extérieurs qui se manifestent à sa conscience perceptive et imageante, ainsi qu’à son intelligence dévouée à la survie, c’est le propre de l’Humanité. Elle en est venue à cela pour survivre. L’Homme est une espèce vivante condamnée à s’élever pour survivre. Tout son corps, tout son être, toute son intelligence travaillent donc à comprendre ce qu’il perçoit. Il s’établit alors entre l’Homme et le monde un lien dont la faculté de perception intentionnelle de l’Homme garantit la cohérence.
Ainsi la nature n’a pas de sens immanent (ou intrinsèque), c’est l’Homme qui lui en donne un, ou plusieurs.
Si les phénomènes extérieurs à notre conscience avaient une existence et un sens propre tel que nous les percevons, alors, même mort ou inconscient, c’est-à-dire sans conscience capable d’accomplir le mouvement intentionnel de la perception, nous percevrions le monde, ce qui ne fonctionne pas d’un point de vue logique.
Il nous faut un capteur pour recevoir un signal, or ce capteur n’a pas d’intelligence ni de conscience pour interpréter ce qu’il capte. Les signaux que nos capteurs perçoivent sont donc reçus par une conscience (un esprit, une intelligence déterminée) qui leur donne un sens. Nous percevons ainsi en projetant intentionnellement un sens sur notre environnement.
Donc les objets qui nous entourent existent probablement dans une forme ou un état que nous ne pourrons jamais percevoir, car percevoir c’est déjà remplacer le monde par ce qu’on voit… ou ce qu’on veut voir de lui.
Produire des objets ou des formes qui n’ont pas de sens préalable autre que celui de se manifester à la conscience en tant que pur phénomène est la reproduction de l’expérience primitive de la venue de l’Homme au monde. C’est un acte créatif qui accompagne parfois les productions esthétiques de l’Homme. Donner une forme au monde à travers sa représentation est une façon de donner du sens au monde, en le représentant, et en reconnaissant collectivement que cette représentation définit le monde tel qu’il se présente à notre conscience à chacun. Introduire dans cette représentation des éléments absurdes, c’est introduire de l’étrangeté dans le familier, c’est solliciter la capacité perceptive humaine et son interprétation subjective, intersubjective, sociale, visant justement à donner un sens à cet élément : une erreur, une absurdité, une métaphore, une œuvre d’art, une nouveauté…