À propos du Catalogue de la Collection Romain Louvel

Romain Louvel, 2021

Collection Romain Louvel désigne sémantiquement une collection d’œuvres et d’objets de curiosité divers. Il n’en serait pas de même si la collection s’appelait Romain Louvel. En somme, il s’agit d’une entité nommée Collection Romain Louvel1. Cette appellation a pour but de désigner l’objet par ce qu’il est et non ce qu’il signifie.

Le catalogue présenté constitue la forme première de l’œuvre qui fait l’inventaire exhaustif de ce dont elle est faite. La Collection Romain Louvel est le résultat formel d’une expérience constructiviste de la création, du savoir et de la connaissance : le projet Expéditions2.

Ce catalogue est le résultat d’une mise en œuvre des mécanismes de la construction sociale3, processus activé en toute conscience. En rejouant effectivement les étapes, les déclarations, les manœuvres qui contribuent à produire une réalité, nous auto-réalisons cette réalité, comme chaque jour de notre existence. Ce n’est pas du jeu, ni de la mise en scène, c’est tout simplement du réel, mais du réel produit en conscience, c’est-à-dire du réel produit délibérément et en portant un regard délibéré sur cet acte de production.

Le savoir est ici considéré comme une réalité construite mentalement et socialement, qu’elle soit acquise, préexistante ou non. Nous adoptons ici le point de vue du constructivisme radical qui poursuit la révolution épistémologique de Kant affirmant que l’origine de la connaissance est dans le sujet4. Le savoir est une réalité produite dans une série d’actions, d’enchaînements, de décisions, lesquels font suite à plusieurs expériences et obéissent à certains idéaux qui conditionnent une vision du monde. Le savoir est donc produit à partir d’un savoir plus ancien. Il résulte de la rencontre du corps (le sien et celui des autres), de l’esprit (le sien et celui des autres) et de la matérialité de l’environnement. Il prend forme au terme de divers protocoles qui font intervenir des individus, des institutions, des groupes, des productions formelles, des débats, des modes de raisonnements, des enjeux financiers, politiques, sociaux, religieux, esthétiques, des histoires personnelles.

La connaissance scientifique est une des formes du savoir. Les faits scientifiques sont établis de la même façon que le savoir et que la réalité5. Les mécanismes qui les constituent répondent à des logiques contextuelles, culturelles, sociales, etc. L’œuvre d’art est une des formes du savoir. Une fois construite (formellement et mentalement) et reconnue (socialement), elle s’intègre à la réalité, en tant qu’œuvre d’art par le truchement du monde de l’art (Howard Becker).

En créant ce catalogue qui présente l’œuvre « Collection Romain Louvel » — dont le contenu s’origine dans les processus du projet Expéditions qui, en soit, constitue l’acte fondateur de cette collection et le premier geste posé de la construction de la connaissance —, je crée un objet d’expérimentation des mécanismes, des agents et des actions qui interviennent dans le processus de fabrication du savoir. Précisément, j’introduis un réel objet potentiel de connaissance, qui n’est ni factice ni fictif, mais qui est marqué, repéré, pucé, de sorte de pouvoir suivre son évolution et tracer son cheminement. Il s’agit de repérer les facteurs qui interviennent dans la construction de la connaissance et sa valeur. Par qui, par quoi et comment le savoir s’institue ?

La sociologie des sciences, l’anthropologie, l’épistémologie et la philosophie des sciences fournissent déjà des réponses à cela. Plusieurs points de vue cohabitent. La connaissance est parfois considérée comme une découverte. Le savoir préexiste dans la nature et c’est la perspicacité et la ténacité du scientifique qui permet de le mettre à jour. Dans d’autres cas, ce sont les régimes de pensée qui déterminent le savoir, par exemple la mythologie, l’idéologie, la religion. Il existe un troisième paradigme qui considère le savoir comme le produit d’un cheminement mental au contact de l’expérience et des attentes que l’esprit formule à l’égard du réel. Il s’agit des théories constructivistes et du relativisme qui se répandent largement au 20e siècle.

Considérant la « Collection Romain Louvel » comme éligible au rang du savoir, de la connaissance et de l’art — la considérant comme réelle en somme —, il s’agit de pister son évolution afin de connaître à quel objet de savoir elle se rapportera. Elle peut devenir un objet de spéculation, comme un simple déchet de l’histoire. Il est impossible de produire cette expérience dans un environnement stérile, c’est-à-dire qui n’affecte pas l’expérience, du fait qu’elle se produit pour de vrai dans un environnement vivant, in situ, en interaction. L’évolution de l’expérience suit en parallèle son évolution réelle. Ce sont deux choses identiques6. Par conséquent, l’environnement, ainsi que les expérimentateurs, participent à l’expérience et constituent des facteurs actifs. Ils font parti de l’expérience. Ainsi leur rôle est évalué, au même titre que l’objet de l’expérience, à savoir ici le catalogue.

Donc, l’introduction de la « Collection Romain Louvel » dans les circuits de production de la connaissance et son institution fait intervenir trois éléments, un objet : le catalogue qui présente la collection ; des acteurs : artistes, commissaires, et toute possibilité de rencontre avec des personnes issues du monde de l’art ; une expérience : le préambule conceptuel explicatif lequel permet que chacun ait cette double posture « en conscience de », c’est-à-dire le fait d’intervenir dans la construction d’un objet social d’une manière consciente et délibérée aux doubles fins de la réalité et de l’expérimentation.

Ce dernier élément, qui est l’expérience, constitue le point d’orgue du projet dans la mesure où il met à l’épreuve le système dans lequel le catalogue s’immisce. Rien n’est caché. Tout se fait à découvert7. Chaque acteur agit normalement et en conscience dans le cadre de leurs routines, tout en acceptant de jouer le jeu, ou pas, de l’expérience. L’expérience met à l’épreuve les règles, les normes et les individus (leur rôle, leur statut, leur légitimité) en leur faisant supporter (voir endosser) l’hypothèse constructiviste. Les choix d’accepter ou de refuser fournissent de toute façon un résultat, un indicateur, et participent à construire une signification laquelle, avec les autres, contribue à statuer sur l’objet catalogue, la « Collection Romain Louvel », les éléments qui s’y trouvent, etc. Accepter de participer à l’expérience fait face au refus d’y participer, nous avons là deux polarités qui fabriquent l’objet en soi. L’expérience met à l’épreuve l’institution qui institutionnalise en s’appuyant sur des normes ou des tendances rationnelles, objectives, cohérentes avec un propos, etc. L’expérimentateur / expérimenté investit ce qui le constitue lui-même pour participer à la constitution de l’objet « Collection Romain Louvel ».

La « Collection Romain Louvel » s’incarne dans une « provocation expérimentale »8 pour mettre en lumière certains éléments invisibles constitutifs de la réalité. Dans ce cas précis, la « Collection Romain Louvel » réveille des mécanismes déjà décrits qui font advenir l’œuvre d’art, la connaissance et le savoir dans nos sociétés occidentales. Je m’intéresse particulièrement aux blocages et empêchements, ainsi qu’aux résistances, c’est-à-dire les endroits où les mécanismes se grippent par le fait de la perturbation qu’induit l’expérience. Par exemple, le refus de participer, l’exclusion ou la discrimination du catalogue sont des résistances qu’il faut distinguer d’une posture de non-adhésion esthétique ou heuristique. Ces frottements font intervenir les facteurs humains, ceux de la décision, du pouvoir, de l’expertise. Mais aussi des facteurs humains moins visibles qui agissent par sécurité pour le maintien de l’ordre, de la réalité partagée, des fondements conceptuels, du bon sens, du sens commun. Je veux parler des mécanismes sociaux se situant à l’arrière plan de la réalité sociales9.

Là où le facteur humain intervient, s’annoncent alors des justifications rationnelles, objectifs, des arguments, des postures, l’autorité du groupe, la tradition, la morale, avec les tabous en trame de fond, mais aussi les conflits d’intérêts. Là où le facteur humain intervient, le moment où la mécanique se grippe, où le grain de sable gène soudainement, se dresse une muraille d’inquiétude : la sécurité est renforcée, on se réunit autour des fondamentaux. Pourtant, la base même de l’intervention humaine en réaction à l’expérience n’est pas universelle, elle n’est pas anticipée à l’avance, nous ne l’attendons jamais où elle s’exécute, ce qui donne à l’expérience ses qualités artistiques et esthétiques10. Le moment d’intervention du facteur humain sous une forme de blocage quelconque (et de tentative d’éradication de l’erreur) résulte d’abord d’un comportement pratique, subjectif, individuel.

Si la « Collection Romain Louvel » pouvait mettre en lumière ces mécanismes en révélant et en collectant ces moments d’intervention du facteur humain, alors cet ensemble pourrait former un type de représentation esthétique dans le cadre d’une post-critique institutionnelle. Dans cette démarche, la « Collection Romain Louvel » est bien le fruit d’un travail artistique opérant sur les bases des mécanismes de la construction sociale, elle s’incarne d’un point de vue conceptuel en tant qu’œuvre d’art entière, tout en jouant le rôle d’éclaireur, de cheval de Troie. Les résultats obtenus forment à leur tour une documentation qui accompagne l’appréhension esthétique globale de cette œuvre.

  1. La Collection Romain Louvel dresse l’inventaire des éléments produits et rapportés lors des quatre expéditions dans le cadre du projet européen éponyme : Expéditions. Elle décrit les travaux de Unai Reglero, Richard Louvet, Alba Rodríguez Núñez, Goro, Romain Louvel, Dorota Porowska, Anthony Folliard, David Dueñas, Zofia Dworakowska, Ania Bierna, Nolwenn Troël-Sauton, Pierre Grosdemouge, l’association GRPAS, la fondation Casal l’Amic, Thierry Deshayes, Pascal Nicolas-le Strat, Paloma Fernández Sobrino, Antoine Chaudett lorsqu’un organisme participe aux relations ordonnées qui régissent son environnement qu’il préserve la stabilité essentielle à son existence. Et lorsque cette participation se produit après une phase de perturbation et de conflit, elle amène avec elle les germes d’une perfection proche de l’esthétique. Catalogue de 480 pages au format 21 x 29,7 cm, couleur, 2013-2014 ↩︎
  2. Expéditions est un projet de coopération européenne qui a réuni pendant 18 mois une équipe de 25 personnes composée d’artistes, de chercheurs en sciences sociales, de pédagogues de rue et d’enfants. Ensemble ils se sont mis dans la peau d’explorateurs et sont partis à la (re)découverte de trois quartiers dits populaires, en Espagne, en France et en Pologne. Pour en savoir plus… ↩︎
  3. Constitution du monde – Husserl associé au constructivisme radical, voir les recherches de Edmund M. Mutelesi ↩︎
  4. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 2e édition, 1787, introduction « de la différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique » ↩︎
  5. Se référer aux travaux de Bruno Latour, Isabelle Stengers ou encore Paul Feyerabend ↩︎
  6. Le principe d’indétermination de Heisenberg disant que la position ne préexiste pas à la mesure, c’est la mesure qui a obligé la particule à prendre position ; voir aussi Robert Rosenthal et l’effet Pygmalion ou l’effet expérimentateur dans les domaines de la psycho et les sciences de l’éducation. ↩︎
  7. Voir l’article Menace sur la réalité in Proteus 2014 ↩︎
  8. Se terme se réfère au concept de Breaching chez Harold Garfinkel, concept que j’ai longuement étudié dans le cadre de ma thèse sur la provocation expérimentale dans la pratique artistique. ↩︎
  9.  « La réalité se maintien en étant incorporée dans des routines » ou encore « Tout réalité sociale est précaire. Toutes les sociétés sont des constructions en face du chaos. », Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1996, p.204 et 142. ↩︎
  10. « L’expérience est le résultat, le signe et la récompense de cette interaction entre l’organisme et l’environnement qui, lorsqu’elle est menée à son terme, est une transformation de l’interaction en participation et en communication » ou encore « c’est seulement lorsqu’un organisme participe aux relations ordonnées qui régissent son environnement qu’il préserve la stabilité essentielle à son existence. Et lorsque cette participation se produit après une phase de perturbation et de conflit, elle amène avec elle les germes d’une perfection proche de l’esthétique », John Dewey, L’art comme expérience, p.60 et 48 ↩︎
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